Nous sommes à l’aube d’un nouveau cycle technologique. Après une période d’Euphorie et de célébrations, 2022 annonce l’ère du doute et un retour en force du Géopolitique.

2022 semble marquer la fin d’un cycle de croissance qui aura presque duré 20 ans. Il aura permis aux plateformes d’étendre leur influence dans le monde entier, et fait du téléphone mobile le principal outil de connexion au réseau, un outil contrôlé par un petit nombre d’acteurs et qui a fait de la donnée et de l’intelligence artificielle le principal moteur de la transformation des entreprises et des États. Cette croissance effrénée ne s’est pas faite sur des bases saines. Elle a provoqué un grand nombres de déséquilibres économiques (uberisation), politique (désinformation) et géopolitiques (cyberguerre et souveraineté)
Pour les citoyens, pour les entreprises et pour les États européens, il devient nécessaire de repenser leur stratégie numérique pour rétablir de nouveaux équilibres mais aussi de nouveaux standards éthiques (pour protéger camp des démocraties libérales.)
Le risque réel ou fantasmé d’un Splinternet qui verrait la Russie et une myriade de pays rejoindre une version Chinoise du réseau inaccessible aux Occidentaux oblige l’Europe à devoir réfléchir à sa place et son influence dans ce nouvel ordre numérique.
Les tensions sur les puces, l’énergie et les matières premières vont renforcer la compétition mondiale sur la puissance de calcul mise à disposition à travers le cloud, l’intelligence artificielle ou des usages en forte croissance comme la Crypto ou le métaverse. Elles vont aussi créer des dépendances économiques fortes. Le Cloud deviendra t’il le nouveau gaz de Poutine? Ce qui est sûr, c'est qu'il est devenu un produit essentiel au bon fonctionnement de nos économies mais dont on ne contrôle ni le prix ni la disponibilité.
Depuis 2011 en tant qu’entrepreneur, ancien vice-président du conseil national du numérique, et citoyen j’alerte sur la nécessité pour la France et l’Europe de défendre sa vision de l’Internet et de protéger ses intérêts à travers une politique de la souveraineté numérique et un renforcement de nos capacités de résiliences dans un environnement technologique qui n’est pas propice à notre émancipation et notre indépendance. .
La souveraineté numérique
Contrairement à ce qui a souvent affirmé, défendre l’idée d’une souveraineté numérique ne veut pas dire se renfermer dans une posture anti-européenne ou anti-Silicon Valley. Il s’agit au contraire de préserver notre liberté d’inventer notre futur technologique en nous donnant notamment les moyens de pouvoir le construire par nous-même.
Plus que jamais, l'année 2022 pose la question de notre souveraineté énergétique, alimentaire, militaire et industrielle. La souveraineté numérique est l’un des piliers indispensable à la résilience de la France et de l’Europe.
La définition de la souveraineté numérique (qui n’est pas du souverainisme) n’est évidemment pas la même pour tous. Depuis l’élection présidentielle, c’est d’ailleurs un terme qui a été repris par l’ensemble des candidats.
Ma définition s’inscrit dans une histoire française du numérique souvent mal connue ou caricaturée.

Défendre un héritage et une vision singulière du numérique
Après la Deuxième Guerre mondiale, alors que le plan Marshall conditionne la reconstruction de l’Europe, deux pays, la France et l’Angleterre, décident de s’émanciper des restrictions imposées par les États-Unis pour développer leur propre filière informatique.
Ces deux pays l’ont bien compris : sans ordinateur il n'est pas possible de créer une bombe atomique. Sans dissuasion nucléaire il aurait été probablement impossible pour la France de peser au niveau international en pleine Guerre Froide.
Déjà à cette époque, l’informatique devient l’outil indispensable pour maîtriser son destin militaire, industriel et géopolitique dans un monde dominé par les États-Unis et l’Union Soviétique.

Mais hélas par la suite cette vision souveraine, lucide et singulière du numérique français sera trahie à trois reprises :
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Par idéologie : dès les années 70 en ne choisissant pas l'architecture décentralisée de Louis Pouzin (qui deviendra la base de l’Internet aux États-Unis) et lui préférant un modèle centralisé et propriétaire pour équiper le Minitel, et en n’adoptant que très tardivement le Web.
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Par manque d'ambition : à la fin des années 90 en refusant la révolution Linux, pourtant inventée en Finlande et peaufinée notamment en France lui préférant les partenariats entre les SSII et les grands acteurs de logiciels américains pour construire notre informatique d’État.
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Par inconscience : en 2021 le ministre de l'Économie et le secrétaire d'État au numérique ont décidé de sacrifier la filière française du Cloud en autorisant le cœur de l’État à utiliser les solutions des grandes plateformes américaines (GAFAM).
Si en 40 ans notre savoir-faire numérique s’est diluée, c’est que les développeurs, ingénieurs et informaticiens ont souvent été écartés des décisions stratégiques trop souvent confiées aux grands cabinets de conseils et de communication.
Pour tenter de masquer ces mauvais choix, il est désormais commun de parler du "retard français" ou de considérer les grands échecs de l’informatique d’État comme quelque chose d'inéluctable. Or ces échecs sont essentiellement ceux d’une haute administration incapable de conduire des projets informatiques, aux choix de celle-ci qui ont toujours conduit à écarter les solutions technologiques françaises autour du logiciel libre pour choisir des solutions coûteuses, fermées et peu flexibles.
La solution : bâtir une “Infrastructure nation”
L'enjeu aujourd'hui est de valoriser notre patrimoine et nos talents dans le logiciel, notre infrastructure de la même manière que nous l’avons fait avec les start-up de la French Tech.
Surtout au moment où la Guerre Froide a laissé place à une Guerre Froide Technologique entre la Silicon Valley et la Chine et un risque de splinternet avec la guerre en Ukraine et la mise à l’écart possible de la Russie des réseaux occidentaux.
Le choix de la France et de l’Europe reste le même: celui d’inventer notre propre futur, ou de vivre dans un monde défini par quelques grandes plateformes américaines ou chinoises.

Quelques Propositions pour mettre en oeuvre une infrastructure nation
- La création d’un poste de CTO de la France capable de mettre en œuvre une feuille de route numérique pour l’État autour d’un socle technologique clair, durable et souverain.
- Accroître l’autonomie logicielle et privilégier le savoir-faire et le talent local en l’associant le plus possible à la construction de l’État numérique. Autrement dit, faire monter dans les organisations les développeurs à des postes de décision, attirer des talents étrangers grâce à un système de visa dédié, soutenir les entreprises avec un Small Business Act dédié au numérique.
- S’assurer que notre vision du numérique ne soit pas un copier-coller de la vision néo-libertarienne de la Silicon Valley (l'État Plateforme) mais une vision éthique qui soit conforme à nos valeurs (égalité de traitement des citoyens sans algorithmes discriminants, sanctuarisation de la vie privée, remettre l'humain au centre de la décision).
- Investir dans la prochaine génération en renforçant l’apprentissage de l’informatique et du code (le Latin du XXIe siècle) à l’école